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Buenos Aires, Argentine
Juin 2002

Retiré de tout, loin du monde

Entrevista par Lautaro Ortiz

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Descendant d’une famille polonaise, Rosenmann-Taub a été une révélation comme promesse littéraire, lorsqu’il a obtenu la récompense bien méritée du Prix Municipal de Santiago (1951) à seulement 24 ans. Au début de 1970 – lorsque « le Chili cessa d’être le Chili » – il vécut dans plusieurs villes des Etats-Unis, jusqu’à atterrir dans l’état de la Californie du Nord, où depuis, il se consacre exclusivement à l’écriture, à la musique et au dessin.

Solide candidat à l’obtention du prochain Prix National de son pays, la figure de Rosenmann-Taub s’est progressivement réintégrée dans le cercle littéraire national grâce à un groupe d’adeptes et de spécialistes de sa poésie – réunis au sein de la Fondation Corda – chargée de l’actualisation régulière du site www.davidrosenmann-taub.com, et de la distribution de disques avec la voix du poète ; la fondation a annoncé que la maison d’édition LOM publiera deux livres du poète en milieu d’année : le mythique Cortège et Epinicie (Cortejo y Epinicio) l’inédit Apogée (Auge). Dans cet entretien réalisé par mail en décembre 2001 – un des rares entretiens de Rosenmann-Taub –, il se souvient de ses débuts comme écrivain et de son passage à Buenos Aires, où il a publié quatre de ses principaux ouvrages.

L’œuvre: L’Adolescent (El Adolescente), revue littéraire Caballo de Fuego, 1941; Cortège et Epinicie, Cruz del Sur, 1949 (primé par le Syndicat d’Ecrivains Chiliens); Les Sillons Innondés (Los Surcos Inundados), Cruz del Sur,1951 (Prix Municipal de Poésie); Le Giron Lumineux (El Regazo Luminoso) (inédit pour lequel il reçut le Prix National de Poésie de l’Université de Concepción en 1951); La vigne de l’allégresse (La Enredadera del Júbilo), revue Atenea et Cruz del Sur, 1952; Cahier de poésie (Cuaderno de Poesía), Taller Edición 99, 1962; Les Dépouilles du Soleil : Ananda première (Los Despojos del Sol: Ananda Primera), Esteoeste, Buenos Aires, 1976; Le Ciel dans la Fontaine (El Cielo en la Fuente), Este Oeste, Buenos Aires, 1977; Les Dépouilles du Soleil : Ananda seconde (Los Despojos del Sol: Ananda Segunda), Esteoeste, Buenos Aires, 1978; Au Roi son trône (Al Rey su Trono), Esteoeste (écrit avec Nahúm Kamenetzky et illustré par Rosenmann-Taub), 1983.

Les poètes chiliens vous définissent comme un écrivain-culte. Cette image vous convient-elle?

« Je pense que l’art demande tellement à l’artiste qu’il n’y a pas de temps pour penser aux lecteurs. Et penser aux lecteurs, c’est se vendre. C’est-à-dire se trahir. Je veux être, toujours, ce lecteur qui approuve, comme quelque chose de nécessaire, ce que j’écris. Je citerais la phrase de Paul Valéry : « Je préfère être lu cent fois par le même lecteur, plutôt qu’une seule fois par cent lecteurs différents ». Si un écrivain a un groupe de lecteurs fidèles, faut-il pour autant le qualifier d’« écrivain-culte » ? L’art qui persiste en dépit de tout, c’est une chose, et l’art qui est passager, c’est autre chose. De manière générale, le public n’est pas conscient de l’art qui surgit à son époque; il ne reçoit que ce qui se vend avec une promotion « intelligente ». On suppose que les auteurs de valeur d’une époque, sont les auteurs de valeur vendables à cette époque là. Les vrais auteurs de valeurs, c’est différent. Curieusement ce qu’on lit le plus à une période, c’est ce qu’on lit le moins après. Tout ce qui flattait et distrayait le public, l’accompagne ensuite au cimetière. On enterre en même temps le public et ses goûts. Et les auteurs qui ne trouvaient pas d’éditeurs à leur époque, deviennent plus tard, post-mortem, des succès de librairie. Je ne crois pas qu’en Angleterre les éditeurs de James Joyce aient pensé qu’il s’agissait d’un romancier capable d’être publié à des millions d’exemplaires. »

Acceptez-vous que les critiques chiliens vous qualifient de poète surréaliste ?

« Moi surréaliste? Les surréalistes qui ont créé le mouvement, Breton et Eluard, ont une certaine valeur intellectuelle. En tant que poètes, je dois avouer que je les trouve très pauvres. Eluard me semble insignifiant. Reverdy qui a appartenu à ce mouvement, est plus pittoresque, mais au fond, aussi pauvre que les autres. Je sais qu’il y a eu un groupe de surréalistes à Santiago… »

Jorge Cáceres, par exemple.

« Peut-être, mais je regrette de vous dire que je ne l’ai jamais lu. Quelque chose de ce groupe est probablement tombé dans mes mains, mais quelque chose m’a enlevé l’intérêt de les lire. Un poète qui est associé avec le surréalisme – même si en réalité il a créé un mouvement différent – c’est Vicente Huidobro. C’est une situation similaire à celle d’Alfonsina Storni. Elle s’est suicidée. Pas Huidobro, mais il y a plusieurs manières de se donner la mort. J’ai connu et je connais de nombreux suicidés qui se promènent en bonne santé. Néanmoins, Vicente Huidobro est davantage poète que les surréalistes français. La nouveauté, surtout ce qui veut paraître tel, vieillit très vite. Les surréalistes promouvaient l’écriture automatique. Dans n’importe quelle activité, agir automatiquement est dangereux. Avec l’automatisme, on ne va pas très loin. Le terme surréalisme indique, à vrai dire, le fait de transcender la réalité apparente. La littérature « réelle » a toujours été surréaliste. Des exemples? Quevedo, Cervantes, Teresa de Ávila, Martín du Gard, Miró, Thackeray, l’Ecclésiaste, Murasaki, Bunin, Proust, Sarmiento. Pour être juste: le surréalisme voulait donner du poids à la folie, au fait de se laisser emporter par la folie. Dans ce sens il a raison, parce que le monde veut être fou et pratique la folie déchaînée. »

A quoi se doit votre isolement et votre rejet du cercle poétique chilien?

« Pendant plusieurs années ma famille a eu besoin de mon aide. J’ai dû travailler très dur. Je n’avais pas de temps pour des cercles littéraires. Le peu de temps que je pouvais préserver je l’utilisais pour ma poésie et pour ma musique. Dans les années soixante-dix, lorsque le Chili a cessé d’être le Chili, je suis parti aux Etats-Unis. J’ai rencontré quelques écrivains chiliens – des gens de bien – qui m’ont renseigné sur certains cercles artistiques, car il n’y a pas d’incompatibilité entre le fait d’être écrivain et le fait d’être un ‘gangster’. Je me souviens de gens de qualité, par exemple de Pedro Prado, d’Eduardo Barrios, de Joaquín Ortega Folch, de Luis Durand. Je me souviens d’Antonio de Undurraga, généreux, entrepreneur, presque héroïque. Je me souviens d’Augusto Iglesias. J’ai appris qu’il était membre du jury qui m’a décerné le Prix Municipal, et je suis allé le remercier. Il m’a dit : ‘Vous ne savez pas avec combien de gens je me suis battu, mais j’ai aimé votre livre et les bons livres sont rares. Je pensais que vous étiez un homme âgé. Le fait que vous soyez jeune justifie encore plus le prix. Je suis content de m’être battu pour votre livre’. Et lorsque j’ai assisté à la remise du prix, j’ai été l’objet de beaucoup d’agressivité. Un écrivain, un homme bon également et talentueux, Manuel Rojas, a senti ce climat de négativité et m’a dit : ‘Ne vous inquiétez pas, vous êtes avec moi’. Il était grand et solide.
Il y avait également au Chili des hommes aussi optimistes que généreux: Armando Uribe, d’une grande curiosité et d’une sensibilité exquise ; Jorge Hübner, Miguel Arteche, Carlos René Correa, Luis Merino Reyes, modestes, ouverts à la tradition et à la nouveauté. Mais j’avais peu de temps pour participer aux cercles littéraires. C’est le cas encore aujourd’hui. Mon travail créatif ne me le permet pas. Un vrai artiste c’est un chirurgien qui n’abandonne pas le bloc opératoire des urgences.»

Pourriez-vous définir votre travail poétique?

« Certains voit la poésie comme un texte littéraire. C’est un point de vue très limité sur ce qu’est la poésie. La poésie est en toute chose. Ma poésie, c’est ce que j’extrais de la vie. Et qu’est-ce que la poésie de la vie? La raison, s’il y en a une, de l’absence de raison de vivre. Voilà un niveau de compréhension du terme. Vous pourrez trouver d’autres niveaux dans le livre que je vais publier et dans lequel je commente certains de mes poèmes.»

Une fois, vous avez mentionné une femme qui s’occupait des tâches ménagères chez vous et qui vous a volé une importante quantité de poèmes. Votre mémoire a pu récupérer certains de ces textes ?

« Oui, il s’est agit d’un vol. J’ai pu retrouver une partie de ce qui avait été volé: le sommeil a été un grand ami. Dans mes rêves j’ai réussi à récupérer quelques poèmes. Mais ils représentent une très petite proportion de ce qui a été perdu. De cette manière j’ai récupéré intégralement « De cendre » (« De ceniza ») ; je regrettais beaucoup de l’avoir perdu. Dans ce poème j’ai voulu exprimer que le fait de craindre pour la vie de l’être aimé est à peine moins terrible que le fait de le perdre. Pour moi, il n’existe pas d’autres temples que ceux que nous édifions grâce à l’amour réciproque. Et, bien sûr, ce sont des temples de plénitude. La carence de cet amour – aimer quelqu’un qui m’aime --c’est ce qui, à mon avis, conduit à l’édification de temples qui ne contiennent que du vide. Avec mes parents j’ai habité ce temple divin d’amour réciproque. La guerre venait d’éclater en Europe; nous avions reçu d’horribles nouvelles du peu de famille qui nous restait là-bas. Mon père est tombé malade de désespoir. J’ai vu l’impuissance de ma mère. Le thermomètre indiquait qu’il avait une température très élevée. J’ai souffert l’horreur de la possibilité de la mort de mon père. J’avais douze ans et quatre mois, mais la conscience n’a pas d’âge, et mes externes yeux internes ont contemplé une autre guerre : celle de mon père, luttant contre le tout-puissant ennemi. Je voulais un poème digne de mon père. Mon père s’est remis. Je l’ai eu pendant plusieurs années à mes côtés; je continue à l’adorer. Mon temple invisible, était visible avant; maintenant il est seulement invisible. Les temples invisibles n’ont pas besoin de dieux, parce qu’ils sont des dieux. »

Sur quoi travaillez-vous actuellement?

«Ce sur quoi je travaille tout le temps: la poésie. Actuellement, je me consacre à la dernière relecture des deux volumes de Cortège et Epinicie (Cortejo y Epinicio). Seul le premier volume est sorti et il y en quatre. Les Dépouilles du Soleil (Los Despojos del Sol) sont composés de plusieurs volumes, et je travaille sur tous. Deux livres sont déjà terminés : Dans un endroit du Sang (En un lugar de la Sangre) et Apogée (Auge). J’espère publier bientôt Le Matin Eternel (La Mañana Eterna), le deuxième chapitre du livre pour lequel Le Ciel dans la Fontaine (El Cielo en la Fuente) constitue le premier, et j’espère terminer cette année les commentaires du Ciel dans la Fontaine. Ensuite, je vais me consacrer à la relecture de Pays au delà (País Más Allá) et d’un autre ouvrage très long. Une sélection de mes poèmes avec mes commentaires est presque prête également. Avec ces commentaires je veux aider à la compréhension de l’essence de mon œuvre: les causes et les effets d’exister: le secret du pourquoi je suis et du pourquoi je suis ici : parce que je suis ici pour être! Aider à la compréhension de certains poèmes, aidera – je l’espère – à la compréhension de tous mes poèmes, qui constituent [dans leur totalité] un Livre. Lire un véritable auteur exige de le lire intégralement, comme un seul livre.»

Pourquoi ajouter des commentaires aux poèmes? Vous parlez d’«aider à la compréhension » ? Croyez-vous que votre monde poétique est difficile d’accès ?

«Vous pouvez lire en quelques jours et tranquillement la Divine Comédie de Dante; mais si vous voulez la lire vraiment, vous devrez avoir recours à certaines informations, et il n’y a pas de vie suffisante pour lire une bibliographie sérieuse sur Dante, et même ainsi, plusieurs points demeurent obscurs. C’est dommage que Dante n’ait pas fait de commentaires. Si vous pensez à Adolphe ou à la Montagne magique ou aux poèmes de Baudelaire, qu’est-ce qui a réellement de la valeur dans ces œuvres ? La valeur d’une œuvre se trouve dans ce qui nous offre la connaissance intemporelle: la plus grande précision de l’expérience individuelle. Si elle ne nous offre pas cela, elle nous offre très peu ou rien. Il n’est pas question du fait que mon œuvre soit difficile d’accès. Les commentaires, lorsqu’ils sont sérieux, aident à pénétrer dans la connaissance de l’essence de l’œuvre. Les livres qui méritent d’être lus exigent des éclaircissements.»

Dans ce travail de commenter votre œuvre il y a aussi un travail de réécriture. La poésie constitue également un constant travail de correction ?

« L’écriture m’a toujours demandé beaucoup de temps: ce n’est pas un travail facile et je crois que, lorsqu’il est facile, il n’en vaut pas la peine. Il est merveilleux, dans toute activité de la vie, d’avoir la possibilité de parfaire. Souvent, dans la vie de tous les jours malheureusement nous ne pouvons pas revenir sur une situation, sinon un échec aurait pu ne pas l’être. Les circonstances de la vie ne permettent que rarement le perfectionnement. L’art a cette possibilité là. »

Je sais que vous avez étudié longtemps la musique comme un complément de la poésie.

Non, je n’ai pas étudié la musique pour suppléer à la poésie. J’ai étudié la musique pour la poésie et pour la musique. J’ai eu des maîtres merveilleux : ma mère, qui m’a appris la musique depuis l’âge deux ans, et plus tard, Olga Cifuentes et Roberto Duncker pour le piano. En harmonie, contrepoint et composition, j’ai suivi les cours de Pedro Humberto Allende, le plus grand compositeur de l’Amérique du Sud, à mon sens. J’ai déjà enregistré, de manière privée, plus de cent disques de mon œuvre pour piano. Je veux que ce soit clair qu’il ne s’agissait pas de nourrir la poésie. La poésie n’est pas seulement un phénomène écrit, c’est un phénomène oral. La poésie et la musique sont des arts où le temps se transforme en espace, tout comme la peinture et la sculpture sont des arts où l’espace se transforme en temps. On ne doit pas confondre le texte écrit ou la partition avec l’exécution de l’œuvre. La plupart de la musique que je connais, je l’écoute avec la partition pour ne pas dépendre de l’interprète. Un poème est une partition. Un sonnet et une sonate existent de façon sonore. Comment comprendre une œuvre musicale sans l’écouter? Comment comprendre un poème sans l’écouter? Il ne faut pas oublier que la plupart de la musique et la plupart de la poésie ne sont ni poésie ni musique. J’ai étudié l’anatomie, la botanique, également, et j’ai assisté à des cours d’astronomie comme auditeur libre; les mathématiques et la physique m’ont profondément intéressé. Mais ma poésie est mon expérience. Faire n’importe quelle chose correctement, qui produise un bienfait, qui offre plus que de la connaissance, qui soit étrangère à la perversité, faire quelque chose de bien, ça, c’est de l’art pour moi.

Lorsque vous avez quitté le Chili dans les années 70, si je suis bien informé, vous êtes parti aux Etats-Unis pour étudier les sciences orientales.

« J’ai reçu la bourse de l’Oriental Studies Foundation, mais cette fondation ne m’a pas octroyé la bourse pour des études orientales. C’était une bourse sans aucune exigence de ce genre. Sous l’auspice de cette fondation, dans les années soixante-dix j’ai donné des conférences à New York et en Californie, sur ma poésie et sur Juan de la Cruz, Juana Inés de la Cruz, Monet, Vermeer, Beethoven, Ravel, Albéniz. »

Aux Etats-Unis, avez-vous été en contact avec d’autres écrivains chiliens, comme par exemple Díaz-Casanueva, qui vécut dans ce pays pendant quelques années ?

« Non, je n’ai pas contacté des écrivains chiliens ici. »

Quelles sont les différences entre le Chili que vous avez laissé après la chute d’Allende, et le pays que vous avez pris comme lieu de résidence?

« Pour moi les Etats-Unis sont un refuge dans lequel il m’est possible de travailler avec très peu de distractions. »

Quelle est votre vision politique et sociale de votre pays?

« Ecoutez, le monde est une maison. Si vous vous trouvez dans la chambre à coucher, mais qu’il y a le feu dans le salon, me diriez-vous que vous vous sentez bien dans la chambre ? Rien ne se résout si tout va bien en Amérique Latine et mal en Europe, ou si tout va bien en Afrique et mal en Asie. Si le monde entier ne va pas bien, le monde va mal. Qu’est-ce que c’est de distinguer, par exemple, l’Amérique Latine de l’Europe : une famille est une famille. Je ne peux pas dire que je vais bien, parce que moi je vais bien ; si d’autres vont mal, je vais mal. Tant que toute la famille n’est pas en ordre, je dirai que je me trouve dans de mauvaises conditions. Nous sommes sur une planète où il y a des êtres humains, non pas des Chiliens, des Argentins, des Chinois, des Français. Parler des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des Anglo-Saxons, des Arabes, des Latino-américains, des Juifs, c’est artificiel. Ce qui est naturel c’est que nous avons une tête, un tronc et des extrémités. »

Dans les années 1976, 1977 et 1978, vous avez visité Buenos Aires. Quel souvenir avez-vous de votre séjour dans cette ville ?

« Ma mémoire des Argentins a commencé avec ma mère, qui vécut une partie de son enfance en Argentine. Elle avait de beaux souvenirs. Cela a embellit mon idée de l’Argentine. De plus, deux membres très chers de ma famille étaient installés là-bas : ma tante Isabelle à Buenos Aires, et mon cousin Gregorio Bermann, le célèbre médecin, à Cordoba. J’ai failli habiter à Buenos Aires. J’ai pensé que la personne qui pouvait m’informer le mieux, pour savoir si Buenos Aires me convenait, c’était Victoria Ocampo, la personnalité argentine que je respectais le plus. Je suis allée la voir. Elle était enthousiaste à la lecture du Ciel dans la Fontaine (El Cielo en la Fuente), que j’ai édité plus tard à Buenos Aires en 1977. Elle m’a dit: ‘Ce n’est pas l’endroit pour vous. Vous allez éveiller beaucoup de jalousie. Et l’arme la plus puissante pour les envieux c’est le silence. Quand vous publierez des livres, apportez-les à La Nación et vous verrez qu’ils ne voudront rien publier de vous, pas un article, pas une critique, même pas accuser réception de vos livres. Ecoutez-moi, parce que c’est une vraie argentine qui vous parle.’ C’est exactement ce qui a eu lieu. »

Néanmoins vous avez publié à Buenos Aires en plus de Dépouilles du Soleil, Ananda première (Los Despojos del Sol, Ananda Primera) en 1976, Dépouilles du Soleil, Ananda seconde (Los Despojos del Sol, Ananda Segunda) et même une nouvelle Edition de Cortège et Epinicie (Cortejo y Epinicio), en 1978.

« Effectivement. J’imagine qu’il doit y avoir de nombreux exemplaires dans les bibliothèques. Ces livres ont été publiés, mais moi, après avoir tenté d’ouvrir quelques portes, que j’ai trouvé fermées, je ne me suis plus occupé de cela. Durant ces années-là je travaillais sur plusieurs projets. Je suis intéressé par la création littéraire, non par le résultat dans le monde extérieur. J’ai senti que Victoria Ocampo me disait avec honnêteté et délicatesse ce qu’elle considérait correct. Nous savons tous que les milieux littéraires dépendent beaucoup de ‘groupuscules’: des centres de pouvoir où les vedettes n’acceptent pas de concurrence : l’inhumain phénomène de vouloir tout, sans partager. Cette situation n’est pas propre à Buenos Aires. Cela se produit dans tous les milieux, pas seulement dans les milieux littéraires. Je dois vous dire que, par ailleurs, j’ai trouvé à Buenos Aires des gens charmants, de bonne volonté. »

Pour finir, sur quelles œuvres argentines mettriez-vous l’accent?

« Martín Fierro et La vuelta de Martín Fierro ont beaucoup de force. Facundo et Recuerdos de la Provincia de Sarmiento sont deux des meilleurs livres en espagnol. Facundo n’est pas uniquement le plus brillant des livres argentins : sa densité est comparable à celle d’Unamuno. Sarmiento, qu’il écrive avec soin ou pas, est toujours plein de vie. Eugenio Cambaceres et Enrique Larreta sont deux auteurs argentins que, malgré leurs faiblesses, je trouve puissants. Il y a très longtemps que je n’ai pas entendu parler de l’extraordinaire Benito Lynch. »