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Santiago de Chile
August 22, 2004

Entretien avec David Rosenmann-Taub

Réalisé par Franco Fasola

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LE «VATE». LE DEVIN

Selon le dictionnaire de la Real Academia Española « vate » signifie « devin ». Ce fut un des éléments qui motiva Kenneth Douglas, professeur de littérature de l’Université de Yale, à considérer Rosenmann-Taub pour l’octroi de la bourse de l’Oriental Studies Foundation. Ainsi, il pouvait écrire, et donner des conférences à New York. On était en 1976 et son étape d’outsider commençait. Mais pour Rosenmann-Taub, le sens de «vate» est plus large que dans le dictionnaire: « lorsque la poésie contient un élément de connaissance qui va au-delà de la connaissance immédiate, où la totalité de l’être humain parle à travers la voix du poète, on dit ‘vate’».

Aujourd’hui, depuis son exil volontaire au Etats-Unis, David Rosenmann-Taub, considéré par Uribe comme « Le poète vivant le plus important et le plus profond de toute la langue espagnole», s’exprime en exclusivité pour Leer.

Que pensez-vous lorsqu’on vous dit que votre œuvre poétique est emplie de «secretisme»?

« Secretisme? Je suppose que vous vous référez à l’«hermétisme». Je vais vous sembler prétentieux : diriez-vous à Einstein : ‘Y a-t-il une dose de ‘secretisme’ dans votre théorie de la relativité ?’ Pour ceux qui ne la comprennent pas, bien sûr. Comprendre, même en quoi consiste une salade, exige de l’attention, et celle-ci demande de l’éducation. Le lecteur inattentif trouvera hermétique n’importe quel texte, ou pire, il croira l’avoir compris. »

Dans votre poésie, qu’est-ce qui est plus important, le sonorité ou le fond?

« Je modifierai un peu la question: qu’est-ce qui est plus important, la forme ou le fond? Le fond implique de la substance. Vous pourriez poser cette même question à un musicien: ‘Qu’est-ce qui est plus important: le sonorité ou le fond?’ ‘Bon’, vous dirait-il, ‘en fait, le fond sonne.’ Apparemment, forme et fond sont deux choses. En réalité il s’agit d’une seule chose. Ce qui n’a pas de fond n’a pas de valeur ni de fonction. Tout existe pour le sens. La poésie, quand elle l’est vraiment, exprime la connaissance dans la forme la plus essentielle. La poésie pour moi, c’est savoir avec exactitude. Savoir, c’est dire, grandir. Sinon, à quoi sert la poésie ?»

Quel rôle a joué, dans vos poèmes, votre proximité avec la musique?

« La musique et la littérature ne m’influent pas. Mon expérience quotidienne, mon contact facile ou difficile, avec l’existence, c’est ce qui me motive pour écrire. Lire quelque chose m’enthousiasme, me conduit à lire plus, et non pas à écrire. Le vocable ‘influence’ – comme on l’emploie dans les histoires de la littérature, de la musique, de la peinture – est une manière diplomatique de nommer le ‘vol’. Si quelque chose est déjà écrite, si je suis d’accord avec ce que j’ai lu, je recommanderai le texte que j’ai lu, mais je ne l’écrirai pas à nouveau. »

Pourquoi avez-vous publié si peu par rapport à ce que vous avez écrit?

« Même si j’ai publié une partie très réduite de ce que j’ai écrit, il s’agit de plus de dix livres. Ce n’est pas facile de publier au Chili. Demandez à n’importe quel écrivain chilien. L’exemple de Gabriela Mistral est très connu. Son premier livre a été publié aux Etats-Unis; le deuxième et le troisième à Buenos Aires et au Mexique. Pour publierCrepusculario, Neruda a reçu l’aide financière d’Alone, ce qui démontre que la maison d’édition l’a fait payer.

Après le retour en Espagne d’Arturo Soria, éditeur de Cruz del Sur, je n’ai pas trouvé d’éditeur. Et je n’étais pas en condition de payer pour que certaines maisons d’édition publient mes livres. Depuis mes dix-sept ans, c’est moi qui ai gagné ce que je dépensais. Mon père, travailleur infatigable avec un sens merveilleux de la responsabilité, n’a pas connu de succès au niveau financier; j’ai dû l’aider, avec joie, pour subvenir aux besoins des miens. Je ne vous raconterai pas les anecdotes des portes que j’ai trouvées fermées pour publier à Santiago. »

Vous vous êtes senti à l’aise au Chili quelquefois?

« Le Chili c’est comme la France, l’Espagne, les Etats-Unis: si on enlève la façade, les gens ont le même type de comportement partout: de temps en temps – je dirais très rarement-, ils font preuve d’enthousiasme et de bonne volonté, mais très souvent d’indifférence. Je me suis senti à l’aise dans mon pays de la même manière qu’à New York ou à Paris. Peut-on être à l’aise quelque part? Je me sens bien lorsque je suis avec des gens que j’aime et qui m’aiment: cela n’a rien à voir avec l’endroit. »

Quelles sont les choses qui continuent à vous lier au Chili?

« C’est comme si on me demandait, en quelque sorte, – même si j’exagère un peu – quelles sont les choses qui vous lient encore à votre père et à votre mère? Même si le Chili disparaissait, je continue à être lié au Chili. C’est l’endroit où je suis né. Le quartier où j’ai vécu a changé – il y a de nouveaux immeubles –, mais je vois encore les maisons des numéros 400, les impairs, d’Echaurren. Pour le meilleur et pour le pire, je suis chilien. »

Que pensez-vous des nouvelles générations poétiques chiliennes?

« La poésie est un phénomène de la Terre. La poésie chilienne est poésie, quand en plus d’être chilienne, elle est de la poésie.»

Qu’est-ce que vous préparez actuellement?

« Pays au delà (País Más Allá), un livre que j’ai écris pendant toute ma vie. Ce n’est pas le seul livre que j’ai travaillé de cette manière. J’ai avec moi tous mes livres, presque depuis que j’ai pris consciente de ma vocation.

Une des premières choses sur lesquelles j’ai réfléchi, ce fut la raison de grandir. Pourquoi mon corps doit s’user pour que mon esprit s’ouvre ? Fermeture progressive du cycle vital, pour une ouverture progressive du cycle mental. Il faut payer avec la mort le prix de grandir.

Et quelle est la raison des souvenirs? Chaque jour nous portons le cadavre du jour précédent. Chaque jour nous faisons l’expérience de ce « pays »: la propre intériorité est déjà loin. Notre aujourd’hui sera demain un paysage inatteignable. Chaque instant s’éloigne infiniment de soi-même, et nous ne pouvons le maintenir que grâce à une relative mémoire. Ce que nous appelons le présent c’est le passé le plus immédiat : lorsqu’on le remarque comme présent, c’est déjà du passé. Et, inévitablement arrivera le jour où, pour chacun d’entre nous, le fait d’avoir participé à l’existence reviendra au fait d’avoir habité un pays qui est au-delà de nous-mêmes.

Je n’ai pas voulu exprimer seulement cela à travers ce livre. Je me suis proposé d’exprimer quelle est la raison pour laquelle c’est ainsi pour moi. Ce livre, je l’ai porté comme ma chair et mes os.