Paris, 1951
Il m'est récemment parvenu du Chili. Los Surcos Inundados (Les Sillons inondés) etCortejo y Epinicio (Cortège et Epinicie) par David Rosenmann-Taub. Ces deux livres sont d'une qualité et d'un accent tout à fait exceptionnels, et je ne vois personne, même chez nous, qui ose aborder l'expression poétique avec une aussi déchirante violence. La douleur de vivre, le désespoir et l'amertume de ses expériences quotidiennes, la mort, inspirent ligne à ligne ce lyrisme débordant d'ardeur et comme d'avance découragé.
Il faudrait, pour compléter ce portrait trop sommaire, y noter la participation d'un humour et d'une fantaisie presque délirants. Il semble qu'ici la vie diurne est encore toute mêlée, toute imprégnée d'un cauchemar dont le poète lui-même ne sait pas très bien si ce ne serait pas justement la vraie réalité, alors que l'existence normale, celle que vivent les autres et dont il se contentent, serait une illusion de leur optimisme obstiné. Elohis, que guettent les Morlochs... comme dans le terrible conte de Wells. L'amour seul, l'amour moitie tendresse et moitie sensualité, ferait contre-poids à cette angoisse organique; mais cela ne dure que l'instant éblouissant de son extase, et l'on retombe aussitôt dans l'effroyable obsession du «sarcasme».
Eh bien! telle est la magie de l'art (quand elle est conjuguée avec celle de la sincérité) que l'impression dernière reçue d'une telle lecture est celle de la beauté. M. David Rosenmann-Taub est un poète authentique, vivant au milieu d'un monde dont chaque apparence et douée d'un sens symbolique, ce qui le fait, en quelque sorte malgré lui, le frère de ses innombrables existences,depuis celle de la brebis jusqu'à celle du serpent. Poésie engagée. Ah! celle-là, oui, je veux bien. Engagée dans la peine de vivre, engagée dans la solidarité de la douleur... Ecoutez ce gémissement, ce râle:
....L'homme lèche la terre, et la terre retombe sur l'homme.
L'homme pénètre la terre
Et les pleurs de la terre mouillent le front de l'homme
La terre avec son creux profond,
lit de lumière,
prépare le rêve.
Il faut dormir le rêve de la terre.
Il faut dormir.
Dormir.
Appuyer sur la terre
un front calme.
Presser avec ongle et bouche et soif
la cascade sonore de la terre,
sa turbulente boîte
navigant vers la paix.
Comme un cri d'eau, le temps pénètre dans la terre d'os
Il va vers le dormeur.
Il lui demande si le rêve a le goût de la terre.
Et le dormeur ne sait pas s'il doit dire
"Je veux"
ou se taire...
[Cortejo y Epinicio, première édition: Poème LXVII.]
Ce balancement entre l'acceptation éblouie et le refus plein d'horreur, n'est-ce point l'attitude même du poète et du mystique? Ce lyrisme d'agonie est très près de notre coeur.
Amère et déchirante, la poésie de M. David Rosenmann-Taub est en proie aujourd'hui à toutes les angoisses de l'avenir.