ATELIER DE LETTRES
Revue de la Faculté de Lettres de l’Université Catholique du Chili, n° 36
2005
Cet homme qui a consacré sa vie à la poésie et qui par, son intermédiaire, tente d’atteindre la vérité, rompt une nouvelle fois le silence, de chez lui, pour donner un éclaircissement supplémentaire sur son travail. Emmitouflé d’une écharpe d’alpaga chilienne, et oubliant le rhume qui commence à l’affecter en cet hiver nord-américain, il confie que, lorsque ses parents habitaient chez lui, il était considérablement chargé de responsabilités financières, ce qui réduisaient le temps dont il disposait pour son travail créatif ; mais maintenant – grâce à la Fondation Corda – il peut se consacrer complètement à sa vocation. « Ma routine de travail – dit-il – c’est de veiller : que ce soit dans mon lit, à la table de la salle à manger, ou à mon bureau. »
Veiller, bien sûr, parce que depuis plusieurs années il ne dort qu’entre deux ou trois heures par jour. Et même ainsi, la proportion onirique dans sa vie est énorme.
« Comment le rêve pourrait-il ne pas nous affecter ? », dit-t-il.
Il me fait savoir, d’autre part, qu’il écrit au crayon et qu’il recopie au stylo; « ensuite j’utilise la machine à écrire. Le crayon, l’encre et la machine à écrire m’obligent à avoir une plus grande objectivité – visualité – sur ce que j’ai écrit. » Il n’a jamais écrit à l’ordinateur mais il a enregistré ses textes sur dictaphone.
« Vous m’avez demandé, il y a un moment, comment je me distrais, comment je me détends lorsque je crée », me répond-il : « La création est un protagoniste qui n’admet pas d’antagonistes. En ce qui concerne la détente, tout dépend de ce qu’on entend par détente. Que peut-il y avoir de plus relaxant que le fait d’être avec ce que l’on veut être ? »
En tout cas, une succulente bibliothèque lui permet de confirmer ou de confronter ses inquiétudes :
« Je ne fais pas confiance aux encyclopédies : elles contiennent une part de déraison, d’erreur, et elle sont souvent incomplètes. Un livre : une marche pour un autre livre. L’aide réelle : ma propre certitude de l’expérience. Ma bibliothèque, selon plusieurs aspects, est mon musée particulier : certains livres sont comme des tableaux que j’analyse et que j’apprécie, d’autres sont comme des tableaux que je méprise et qui me permettent de comprendre ce qu’est l’échec, surtout ceux qui ont un grand prestige et qui renferment une vacuité orgueilleuse. »
Il possède en plus une abondante discothèque et de nombreuses partitions. « Lorsque j’écoute de la musique – précise-t-il –, dans la mesure du possible je ne laisse pas de côté les partitions, pour ne pas dépendre des interprètes. »
La poésie, la musique et le dessin sont en somme les domaines dans lesquels évolue David Rosenmann-Taub (Santiago, 1927), créateur polymorphe, reconnu surtout par son œuvre poétique. Elle a été publiée ces dernières années par LOM au Chili et les critiques l’ont accueillie positivement: Cortège et Épinicie, (Cortejo y Epinicio) (2002),Le Messager (El Mensajero) (2003), Le Ciel dans la Fontaine (El Cielo en la Fuente), Le Matin Éternel (La Mañana Eterna) (2004), et Pays au delà (País Más Allá) (2004). Sa passion littéraire, comme on le sait, a commencé bien avant qu’il n’apprenne à écrire, lorsqu’il dictait ses idées à sa mère. « Je suis marié aux lettres », reconnaît-il.
Mais il semble être marié à la musique également, une autre passion qui l’accompagne depuis toujours, depuis qu’il était dans le ventre de sa mère, illustre pianiste qui lui a appris à jouer de cet instrument lorsqu’il n’avait que deux ans. A neuf ans il prenait son premier élève. Tel paraissait l’avenir de cet enfant : son professeur, Pedro Humberto Allende pensait qu’il se consacrerait exclusivement à la composition musicale.
« J’étudie la composition musicale pour la poésie, et la composition poétique pour la musique », lui a expliqué, un jour, le jeune Rosenmann-Taub.
L’auteur a exprimé sa protestation face à la « non-civilisation », à l’égoïsme de la conduite humaine; il ne l’exprime pas avec des mots, mais elle apparaît dans certaines de ses nombreuses compositions musicales telles que « Abéchédaire »
(« Abecechedario »), « Mourir pour naître » (« Morir para Nacer »), « Adieu au désir » (« Despedida del Deseo ») et « Feux naturels » (« Fuegos Naturales »), entre autres.
Même s’ils sont moins connus, ses dessins (il y en a presque mille) sont tout aussi remarquables ; on distingue la série « La Gifle » (La Bofetada,), « L’Etalage » (« El Alarde »), et « La Déception » (« La Decepción »), centrés sur un thème particulier, ainsi que les illustrations de certains de ses livres. Ces dessins, pour la plupart, sont réalisés en noir et blanc avec un minimum de moyens : une plume et de l’encre, de la craie, du fusain. Ses portraits sont une galerie de personnages dépourvus de masques, qui révèlent le drame de l’homme. Ainsi, lorsque le recueil Les Dépouilles du Soleil(Los Despojos del Sol) sera publié dans sa totalité – deux volumes sont déjà sortis :Ananda première et Ananda seconde – il sera composé de livres de poésie, de dessins et certains tomes seront enregistrements musicaux.
Dans le monde créatif de l’artiste – qui joue du piano et aussi du bongo – ces trois dimensions artistiques, qui se nourrissent mutuellement, sont solidement liées entre elles. « La littérature et la peinture m’aident à éclairer ma pensée musicale. La littérature m’a également aidé pour le dessin. Historia de las Indias de Bartolomé de Las Casas et Les Ames mortes de Gogol ont éveillé en moi des images. Certaines de mes œuvres musicales ont quelque chose à voir avec Thackeray et Tolstoï, sur le plan formel (pas sur le plan conceptuel) : j’ai voulu comme dans Vanity Fair et Ana Karenina, qu’une seule voix soit démultipliée en plusieurs voix », nous avait dit le poète il y a quelque temps.
La musique qui imprègne sa littérature fait que chaque poème de Rosenmann-Taub ait sa propre partition. Ainsi, il n’est pas surprenant que son livre Dans un endroit du Sang(En un lugar de la Sangre) qui a pour sujet Cervantes et son Quichotte, encore inédit, comprend, en plus du livre, une composition musicale, enregistrée sur deux CD – suite pour piano et une seule voix – et des mots. Un des poèmes de l’œuvre « Le Testament de Sancho » (« El Testamento de Sancho » dit : « A la lame de l’inquisition, / le bouillie de mes mésaventures. / Le gouvernement, perdu, à ma famille. / Ma famille, à mon cercueil. / A toi, lorsque créé, ce poème. / Et à moi, qui jamais ne me connaîtrai / le non-être de mon tout. », (« El Testamento de Sancho » : « A la cuchilla de la inquisición, / la mazmorra de mis desventuras. / El gobierno, perdido, a mi familia. / Mi familia, a mi féretro. / A ti, cuándo creado, este poema. / Y a mí, que nunca me conoceré, / el noser de mi todo. »).
Diriez-vous que vos textes naissent avec une partition? Comment cet accouchement littéraire-musical se produit-il ?
« Dans un individu qui est en gestation, les os, la chair, tout est la première et la dernière chose, tout est pour tout. Il ne s’agit pas d’un accouchement littéraire-musical; plus précisément d’un accouchement littéraire-rythmique. L’expression d’une idée a son rythme – qui ne peut-être que celui-là – : sans l’unité expression-rythme il n’y a pas de poème. Lorsque cette unité est arbitraire, l’œuvre n’est pas artistique. Elle est artificielle. »
García Lorca, dans son ardeur d’intégrer les arts, a déclaré : « Un poète doit être un maître des cinq sens corporels (...) dans l’ordre suivant : la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat et le goût. Pour pouvoir s’approprier les plus belles images le poète doit ouvrir des portes pour que les sens communiquent entre eux… »
Comment la musique, le dessin et poésie dialoguent-ils au sein de votre œuvre?
« A mon avis, García Lorca voulait exprimer qu’un poète doit rechercher en profondeur. Y a-t-il quelque chose de plus poétique que de connaître une chose, et de la connaître si bien qu’on soit capable de l’enseigner ? Oscar Wilde, en se moquant, a affirmé que ‘l’art est complètement inutile’ : un mode négatif, pour dire le contraire : un croche-pied pour faire réagir. Le terme ‘intégrer’ que vous employez peut être compris comme si García Lorca avait voulu faire un art qui inclût la musique, la littérature et les arts plastiques. Evidemment qu’elles font partie de ce qu’on désigne comme la dimension artistique. Il existe le préjugé de limiter l’art à quelques activités.
Dans ma tête, il n’y pas de séparation entre l’activité poétique et le dessin. Je pourrais presque vous dire que c’est comme si j’écrivais en espagnol en dessin et en musique. En jouant sur les termes : je dessine avec des mots ou j’écris avec des dessins : chaque œuvre a sa propre loi : j’utilise le moyen qui correspond le mieux à l’expression. En ce qui concerne le dessin, jusqu’à maintenant, le blanc et le noir m’ont suffi. »
Que pouvez-vous dire de vos compositions musicales?
« Toutes les fois que j’ai montré mes œuvres à des pianistes, ils ont dit les trouver extrêmement difficiles. A Santiago, Claudi Arrau, qui répétait chez Zita Müler, a écouté certaines de mes œuvres ; il les a trouvées extrêmement difficiles et a insisté pour que je les enregistre moi-même. Les moyens technologiques d’aujourd’hui m’ont permis de jouer mes duos, trios, quatuors, quintettes et sextuor pour piano, sans devoir recourir à d’autres pianistes. Lorsque j’apportais mes compositions au cours de Pedro Humberto Allende, il me demandait de les jouer : ‘Quelle chance tu as d’être pianiste : tu ne courras pas le risque que tes pensées soient trahies.’ »
Vous exprimez musicalement des thèmes tels que la répulsion provoquée par l’égoïsme, par exemple. Quels sujets abordez-vous avec vos dessins, parmi lesquels on trouve de nombreux portraits?
« La musique et le dessin exposent ma réaction intemporelle face au présent immédiat –la dénommée Histoire Universelle – : à la justice aux mains de l’injustice, à l’hypocrisie au sein du pouvoir, à la menace et à la persécution injustifiées, à l’institution de la perversité et de l’égoïsme de ceux qui sont stériles, à l’horreur monotone et inutile de la vie sur la planète. On parle de civilisation : quelque chose qui n’a pas encore eu lieu. L’histoire change d’habit, mais pas de corps. Y a t-il une solution? S’isoler? Inventer des utopies? La philosophie du tigre, la psychologie des rats, l’art de la bestialité. C’est ça la vie humaine? Des cérémonies vides? »
Dans Pays au-delà (País Más Allá) on découvre la présence de la couleur : « Amas jaunes. / Or du bois. Fer d’or. / Champ de merveilles furtivement. / Chœur blond »
(« Balumbas amarillas. / Oro de la arboleda. Hierro de oro. / Campo de maravillas a hurtadillas. / Rubio coro »), écrivez-vous dans une partie et ailleurs:
« Ensorcellement / de verdeur, dans la verdeur, sans anxiété / de verdeur, verte : » (« Hechizo/ de verdor, en el verdor, sin ansia/ de verdor, consternado de que nada se pierde, / verde y verde, en la estancia/ de la llanura verde : »)
« Vous faites allusion aux couleurs dans Pays au delà (País Más Allá). L’aspect le moins significatif est le fait que le vert soit vert : c’est un des niveaux mais c’est le plus extérieur. Si nous faisons abstraction du temps, le fruit à un moment a été vert, mais il est resté sur l’arbre… La vie : une promesse, et lorsqu’elle se réalise, il serait merveilleux qu’elle n’eût jamais été réalisée. Vivre : un visage et un masque. Le masque dirait ‘Et pourquoi pas moi ? J’ai le droit aussi.’ Malheureusement pour exister avec du sens, il faut arracher le masque. »
Les mathématiques et la physique quantique participent à votre travail créatif.
« Se passer de la connaissance de la physique est impossible pour un artiste sérieux. Sans exagérer, que pensez-vous d’un prêtre catholique qui ne se renseigne pas sur les Evangiles? Pouvez-vous imaginer un sculpteur qui ne connaisse pas l’anatomie ? En quelque sorte, la physique fait des recherches sur l’anatomie et la physiologie, sur le multivers. Georg Nicolai m’a dit : ‘Vous David, vous avez le vice de l’art; moi, celui de la science. Nous avons le même vice.’ »
Avant que LOM commence à publier vos œuvres, il existait de votre part un silence sépulcral. « Que devient David ? », disaient certains, tandis que d’autres vous considéraient comme un poète posthume. Pourquoi David Rosenmann-Taub a t-il ressuscité ?
« Je n’ai pas eu le temps de publier. J’ai été occupé à écrire. Les livres que j’ai publiés avec Arturo Soria et à Buenos Aires, ont dévoré beaucoup trop de temps. Maintenant, heureusement, la Fondation Corda prend en charge la publication de mon œuvre. Je veux être responsable : mon intérêt concerne la poésie. Ma vocation n’a rien à voir avec le fait d’être lu ou pas. En ce sens je m’identifie à ma mère. Lorsque j’avais onze ans, j’ai dit à mon père : ‘Nous seuls l’écoutons jouer du piano. Le monde n’est pas au courant.’ Je n’ai jamais écouté quelqu’un interpréter mieux qu’elle les romantiques, les suites anglaises et françaises de Bach, l’Ibéria d’Albéniz et le Scarbo de Ravel. C’est regrettable de ne pas avoir d’enregistrements. Ce n’était pas facile de les faire à cette époque là. Ma mère m’a dit : ‘Ce qui importe c’est que je joue.’ Un artiste est dans son œuvre ; le reste est superflu. La promotion n’appartient pas à l’artiste. Le temps, le temps! »
Comment évaluez-vous aujourd’hui la reconnaissance de votre travail au Chili et le fait de ne plus être un poète caché, du moins en ce qui concerne les publications?
« Arturo Soria, éditeur de Cruz del Sur, m’a dit : ‘Je me dépêche de vous éditer. Si je ne vous édite pas, qui va le faire au Chili ?’ Le fait qu’une maison d’édition comme LOM existe est un signe très positif. »
Manuel Rojas dans Historia Breve de la Literatura Chilena, en 1965, écrivait sur vous : ‘Depuis presque dix ans on n’entend pas parler de lui. La veine est épuisée? Cherche-t-il des voies? » Maintenant que vos poèmes réapparaissent au Chili, ces voies-là commencent à être connues, mais plusieurs s’étonnent du fait que vous ne fassiez pas d’apparitions publiques ni lors d’activités littéraires ni lors des présentations de vos livres. D’où la question que certains se posent : ‘David Rosenmann-Taub existe-t-il ?’
« On n’a pas entendu parler de moi ni parce que ma veine poétique s’est épuisée ni parce que j’ai trouvé le chemin. Je vous le répète : Le temps, le temps ! C’est pour cette raison là que je ne voyage pas. Je n’ai adopté aucune posture mystérieuse. Et lorsque vous affirmez : ‘D’où la question que certains se posent : David Rosenmann-Taub existe-t-il ?’, je vous dirais : peut-être mieux vaut-il qu’ils pensent cela, Beatriz. »
Pourquoi corrigez-vous autant? Dans la réédition de Cortège et Epinicie (Cortejo y Epinicio) il y a tellement de différences par rapport au texte original, qu’il pourrait être considéré comme un nouveau volume. Il y a même un changement sur la quantité de poèmes dans la version la plus récente.
« Je ne corrige pas : j’essaie, avec insistance, d’être de plus en plus fidèle à l’objet poétique. »
Cela signifie, au bout du compte, que vous avez préparé vos livres pendant toute votre vie, comme c’est le cas de Pays au delà (País Más Allá) et de la plupart de vos textes.
« Si une femme veut avoir un enfant, elle est obligée d’attendre entre sept et neuf mois. Si elle était responsable de la santé, de la présence, du talent, des qualités de son enfant, combien de temps mettrait-elle à mettre cet enfant au monde ? Elle voudra que son enfant soit exempt de maladies, qu’il vive éternellement, qu’il soit fort et harmonieux, qu’il sache se défendre, qu’il soit intelligent et intelligent et intelligent, qu’il soit un bon enfant, un bon ami, un bon amant, un bon père. Et une fois fabriqué, elle ‘commencerait à le corriger’, diriez-vous ? Pour faire cet enfant, un million d’années serait insuffisant. Dieu a mis six jours pour créer le monde et vous voyez le résultat… La première chose c’est de ne pas improviser. La nature devient facilement une ennemie, malgré notre attention. »
Certains de vos vers font penser que vous êtes plus attaché au passé, à l’énorme affection de vos parents, qu’au présent. « Je me remémore des souvenirs. / Plus plié : vers la chute. » (« Voy recordando recuerdos. / Más doblado: a la caída. »), écrivez-vous dans « Au vétuste couplet » (« A la vestuta copla ») dansCortège et Epinicie. Dans le poème XIII de Pays au-delà vous dites : « toi / maman, permettras-tu que je sorte / conquérir les trottoirs? » (« ¿tú, / mamá, permitirás que salga/ a conquistar veredas? »)
« Pour moi il n’y pas de passé, pour moi il n’y a que du présent. Parler des souvenirs est une façon de parler. Mon foyer est avec moi. Ce n’est pas un souvenir. Il ne l’a jamais été. »
Vous avez même dit que vous aviez réécrit à Cortège et Epinicie à Buenos Aires, après la mort de vos parents, mû par le désir d’être avec eux. A travers la réflexion poétique vous entreprenez une aventure qui vous permet de vous retrouver avec les êtres aimés, avec Dieu, avec la mort, avec l’amour et avec l’au-delà… Que signifie pour vous le fait de réaliser ces exploits?
« La mort de mes parents c’est quelque chose qui leur est arrivé, pas quelque chose qu’ils ont fait. Cela ne leur appartient pas. Ce que vous décrivez comme une ‘aventure qui vous permet de vous retrouver avec les êtres aimés, avec Dieu, avec la mort, avec l’amour et avec l’au-delà…’est équivalent pour moi au fait de respirer. Ce ne sont pas de choses que je trouve. Elles me trouvent. Et ne me lâchent pas. Je ne veux pas qu’elles me lâchent. Exploits? Ce serait un exploit de prétendre le contraire. »
En prolongeant le thème de votre famille, les poèmes du Messager (El Mensajero) sont dédiés à votre père, à qui vous aviez promis de créer le plus beau livre. « Tenir la promesse – vous lui dites dans la dédicace – m’a exigé d’avoir ton âge ».
(« Cumplir la promesa me ha exigido cumplir tu edad »).
Croyez-vous avoir réussi à écrire le plus beau livre?
« La beauté d’une œuvre se trouve dans sa dose de vérité intemporelle. »
Ne ressentez-vous pas une frustration face à la tâche titanesque de chercher la perfection dans vos écrits, un but inatteignable?
« Votre question concernant le but inatteignable est raisonnable du point de vue pratique. C’est une de mes motivations : rendre atteignable l’inatteignable. Je n’ai jamais mis le point final à un de mes textes. »
Néanmoins, ce qui est très achevé implique un risque de mort : atteindre le néant, le silence...
« Je ne suis pas d’accord. C’est une pensée qui justifie l’incapacité et la paresse. Si l’œuvre est réellement plus achevée – plus parfaite –, dans le sens d’être davantage ce qu’elle doit être, le seul risque c’est qu’elle comporte plus de vitalité que les lecteurs ou que les spectateurs. Elle est plus près de tout, et non pas du néant. Poseriez-vous la même question sur la recherche scientifique? Si la recherche sur une maladie et sur les médicaments pour soigner cette maladie est plus achevée, la recherche aboutit-elle au néant ? Si un travail de nettoyage est plus parfait, correspond-il au néant ? La perfection n’est pas froide, la perfection est chaleureuse. L’inspiration n’est jamais aussi indispensable que dans la fièvre du perfectionnement. »
En tout cas, cela révèle la rigueur de votre travail et la maîtrise de la technique : Naín Nómez qualifie vos vers comme les plus travaillés de la langue espagnole; et le poète Floridor Pérez les compare à un travail de joaillerie, c’est pourquoi il les enseigne à ses élèves. Comment travaillez-vous vos poèmes et comment développez-vous ce travail de polissage, pour faire briller les mots et pour donner un tour d’écrou au langage ?
« Je commence à écrire lorsque le poème a mûri. Cette maturité me motive à l’écrire. Il ne s’agit pas de polir, ni de faire briller, et encore moins donner un tour d’écrou au langage, mais d’exprimer de manière exacte une connaissance déterminée. J’appellerai cela l’inspiration. Je ne prétends pas à la beauté, je prétends dire la vérité sous la forme la plus exacte possible. La beauté, s’il y en a une, en est la conséquence. »
D’autres, en revanche, considèrent que votre poésie est tellement élaborée, qu’elle manque de spontanéité, puisque vous êtes un intellectuel « qui prête parfois à confusion », a dit Manuel Rojas ; même Armando Uribe, un admirateur de votre création, a avoué que vous écrivez avec des mots difficiles;
« A mon avis, une œuvre est spontanée lorsqu’elle est naturelle. Une pomme n’est pas une pomme immédiatement : elle devient pomme. La spontanéité spontanée n’est pas la mienne. Je suis un être pensant, pas une marionnette du hasard. Le mouvement surréaliste, à ses débuts, prônait l’improvisation : quel artifice ! Si on veut donner un conseil, improvise-t-on ? L’improvisation intentionnelle manque d’éthique. L’auteur ne se respecte pas lui-même et il fait perdre du temps au lecteur. Réussir en improvisant ne m’appartient pas. Je commencerais par ne pas signer le texte. Cela revient à transformer l’art en roulette : je ne gagne pas et je ne perds pas par ma volonté.
Curieusement, les auteurs qui à leur époque ont été considérés comme obscurs et même comme hermétiques, sont ceux qui survivent. Vous avez par exemple le cas de Góngora, de Juana Inés de la Cruz, de Mallarmé. Dites-moi, qu’est-ce qu’on lit le plus aujourd’hui? Somerset Maugham ou James Joyce; May Sinclair ou Virginia Woolf? Ce qu’on considère comme difficile est très relatif. J’insiste à nouveau : je n’écris pas pour aujourd’hui, ni pour demain, ni pour hier. Le théorème de Pythagore n’est pas pour hier, ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Une chose est ou elle n’est pas. Et elle ne peut dépendre du public. Le lecteur doit s’approcher de l’auteur. Si l’auteur veut s’approcher du lecteur, il est en train de faire de la prostitution et non pas de la littérature. »
Apparemment vous-même considérez que votre poésie est difficile, parce que vous allez publier une sélection de poèmes avec des commentaires, où vous délivrez quelques clés pour la comprendre. Vous pensez qu’il est nécessaire de comprendre, entièrement, la poésie ? Ne pensez-vous pas que les connotations, étant donné que le verbe poétique est polysémique, peuvent être découvertes par le lecteur comme celui qui contemple une œuvre d’art? San Juan de la Cruz parle de comprendre sans comprendre Et Miguel Arteche, dans notre pays, dit que la poésie se « sanscomprend » (se comprend sans qu’on la comprenne).
« Vous me demandez s’il est nécessaire de comprendre entièrement la poésie. Mais si vous devez comprendre qu’une personne vous dit ‘Bonjour’, il est encore plus important de comprendre qu’une de vos amies vous dit ‘Demain je vais arriver un peu plus tard : ne t’inquiète pas, parce que je dois faire plusieurs choses’. Ne croyez-vous pas qu’il est fondamental que vous compreniez ce que votre amie vous dit ? N’est-ce pas polysémique? Cela n’a pas plusieurs connotations? Cette affaire de comprendre sans comprendre est très polysémique. Et Juan de la Cruz a écrit des commentaires sur ses poèmes et il voulait être compris. J’en profite pour vous dire que ses commentaires, à mon avis, ont autant de valeur que ses poèmes. Il a eu une vie difficile; il n’a presque pas eu le temps de revoir ses poèmes. C’est un homme qui essayait, honnêtement, d’être précis.
Je me souviens d’une de mes élèves qui aimait beaucoup la musique de Beethoven. : ‘Je ne sais pas pourquoi j’aime Beethoven ; je ne comprends rien.’ ‘Qu’est-ce qui te plaît chez Beethoven?’ ‘L’Appassionata.’ Je lui ai expliqué le début du premier mouvement. C’était une femme intelligente et curieuse : ‘Ne continuez pas, je vais réfléchir sur ce que vous m’avez expliqué ; maintenant cela me semble évident et je ne vois pas pourquoi je n’ai pas compris ce que j’aurais dû comprendre toute seule.’ Lorsque nous nous sommes revus elle m’a dit : ‘Je ne savais pas à quel point j’aimais l’Appassionata : je comprenais sans comprendre, mais ne suis pas ma petite chienne : je me différencie d’elle parce que je peux savoir pourquoi je comprends.’ De toute façon, j’ai dû l’aider beaucoup pour qu’elle comprenne en comprenant. C’est très confortable de ‘comprendre sans comprendre’, mais comprendre sans comprendre, est équivalent à ne pas comprendre. Il ne suffit pas de comprendre : il faut comprendre le plus possible, lorsque cela est possible. Les explications ne sont jamais en trop : il y a toujours la possibilité de glisser vers une compréhension erronée.
Aider à comprendre c’est une autre façon de faire de l’art. »
Voici un des poèmes du prochain livre à paraître :
« Je comprends », dit la nèfle.
« Moi aussi »,
dit le ciel.
« Je ne comprends pas », a dit Dieu,
« si en comprenant, je ne sens pas. »
« Tu ne comprends pas », dit la nèfle,
« sans sentir ? Je ne te comprends pas. »
« Entiendo », dijo el níspero.
« También yo »,
dijo el cielo.
« No entiendo », dijo Dios,
« si, al entender, no siento. »
« ¿No entiendes », dijo el níspero,
« sin sentir? No te entiendo. »
Continuons à parler de ce prochain livre, qui est complètement nouveau. Nouveau, parce qu’il n’avait pas été publié auparavant, mais, certainement, qu’il a dû rôder dans votre tête depuis longtemps.
« Tous me livres sont complètement nouveaux et complètements anciens. »
Cette année on publiera Poésiectomie (Poesiectomía). Il s’agit d’un livre en deux parties. La première est composée de « Epidrames de validité privée »
(« Epidramas de vigencia privada »).
Il ne s’agit pas d’épigrammes mais d’ « épidrames ». Vivre est pathétique, grotesque, admirable, insupportable, pour me moquer, pour mourir. Vivre me demande de l’intelligence et de l’imbécillité. »
Dans Pays au-delà (País Más Allá) vous réfléchissez sur la raison pour laquelle le corps doit s’user pour que l’esprit s’ouvre. « Il faut payer avec la mort le prix de croître », avez-vous dit. Cela vous semble injuste ?
« Injuste? Ce n’est pas le bon mot : abominable. Et pour vous, cela vous paraît juste ? La réalité manque d’éthique. L’assassinat du Christ est-il éthique ? La mort comme phénomène ‘naturel’ n’est-elle pas suffisante? Je n’ai jamais vu décrire la vie du Christ comme une course ininterrompue. Ni commenter avec horreur la perte d’Einstein. Certains artistes rajeunissent avec les années qui passent. La Sonate n°32 de Beethoven est une voie qui s’ouvre. Comment aurait pu être la n°33 ? Où serait arrivé Hugo Wolf, s’il n’avait pas été emporté par la syphilis? L’œuvre de Kafka est l’œuvre de quelqu’un qui commence enfin à se trouver. Et Kafka est mort ‘opportunément’, ainsi que Proust : si tous les deux avaient vécu quelques années de plus, ils auraient été assassinés dans les camps de concentration. Même la mort naturelle est la chose la moins naturelle qui soit. Le Christ souligne que le Royaume est ici. Il ressuscite Lazare : pour lui ce qui est naturel, c’est la vie éternelle. Un multivers avec une multi-connaissance n’a pas de problèmes de surpopulation. »
Une question pour celui qui s’est aventuré avec ses poèmes dans les situations les plus extrêmes, en traversant toutes les frontières : a-t-il peur de la mort, de l’éternité, de l’au-delà?
« Je veux finir les choses de la meilleure façon possible. La promesse que j’ai faite à mon père n’est pas seulement en relation avec Le Messager. L’attention que mon père m’a donnée était pour mon œuvre. Il s’occupait de tailler mes crayons et de laver mes gommes. Je ne veux pas le décevoir. C’est « l’ici »qui me fait très peur, en effet. Il ne vous fait pas peur? Je n’arrive pas à avoir peur de l’éternité, parce qu’elle ne dure pas, même pas un instant. »
Vous parlez de l’importance de la conscience éthique pour le poète.
« La conscience éthique est fondamentale pour n’importe quel être humain, et évidemment, pour l’artiste. Vous voyez les limitations des hommes, avec du talent sans doute, comme Wagner, Céline, Heidegger, Eliade : sans conscience éthique. La conscience éthique, en défendant un équilibre interne, m’éloigne des préjugés, me permet de reconnaître ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi. Pour moi : la subjectivité objective. Ne pas me mentir. L’immédiat seulement comme un point de vue. Ne pas dépendre d’être né ici ou là-bas. Un effort constant de certitudes. Non pas un jouet à la mode. Etre un auto-lecteur : être moi- même, le plus critique de mes lecteurs. Ne pas me limiter. Et surtout, être humain, ne pas faire semblant de l’être. Seul les choses éthico-bienfaisantes, bien faites, sont de l’art. »